La Ville-Territoire

La Ville-Territoire

André Corboz

Territoire urbanisé

1992

Pendant que les acteurs de la deuxième et de la troisième phase portaient leur attention sur la ville historique – les premiers pour la rebâtir de fond en comble, les seconds pour y intervenir en la valorisant – ils négligeaient en effet ce qui se passait à l’extérieur.

Or les villes ne font pas que concentrer la population (urbanisée à plus ou moins soixante-dix pour cent en Europe occidentale), elles tendent à devenir réciproquement limitrophes, elles se soudent les unes aux autres dans de vastes ensembles qui couvrent peu à peu le territoire et rencontrent pardessus les frontières nationales d’autres ensembles similaires. Il n’y a plus de villes à proprement parler, mais des régions urbanisées qui s’organisent en chaînes, il y a des mégalopoles qui occupent des surfaces toujours croissantes. Bientôt, l’Europe ne sera plus qu’une seule nébuleuse urbaine. Dans cette nébuleuse, ce que nous appelons le centre ville, les quartiers anciens, la ville historique, occupe probablement moins de un pour cent de la surface totale. Il est donc absolument nécessaire d’inventer une nouvelle problématique d’ensemble.

Le premier constat qui s’impose, c’est que la vieille opposition entre ville et campagne n’a plus de sens ; cela ne signifie pas que l’agriculture (qui n’emploie plus guère que cinq pour cent de la population active) va cesser d’exister, mais qu’elle subira (et subit déjà) une mutation décisive, c’est-à-dire que la paysannerie va disparaître comme telle, au profit d’une gestion technocratique des ressources. Les surfaces cultivées le seront à l’intérieur de la nébuleuse urbaine, qui contiendra aussi des forêts, des montagnes, des lacs.
Car les villes ne se sont pas contentées de s’étaler autour de leur noyau, elles ont essaimé pour occuper des lieux jugés inhabitables au XIXe siècle : ce sont elles qui ont colonisé les bords de mer et provoqué leur bétonnage, qui ont implanté des stations de sports d’hiver et d’été dans des endroits jusqu’alors désertiques, elles toujours qui commencent à dévorer l’arrière-pays lorsque les franges côtières sont saturées – et tout cela pour quelques semaines d’occupation par an. Cette entreprise a lieu pour et par les urbains, qui développent également les réseaux de transport nécessaires à ces migrations saisonnières – réseaux le long desquels des services, des unités de production, des centres de décision s’installent à leur tour. […]

À cette mutation quantitative, soit l’extension de la ville au territoire tout entier, correspond une mutation qualitative : le mode de vie urbain, les systèmes de valeurs et de non-valeurs urbains s’imposent partout à travers les médias et surtout la télévision. Ce qu’il restait encore de traditionnel, voire d’archaïque, dans les plaines agricoles et dans les vallées montagnardes est en train de faire place à des modèles de comportement homogénéisés ; les anciens comportements urbains eux aussi disparaissent au profit de modèles qu’il faut qualifier de mégalopolitains. Bref, la quatrième phase sera celle de la ville-territoire, celle de l’urbanisme du territoire urbanisé dans sa totalité.

André Corboz, « L’urbanisme du XXe siècle. esquisse d’un profil » (1992), dans Le territoire comme palimpseste et autres essais, L’imprimeur, Paris, 2001, pages 203 et 204.

Recyclage

1983

Le territoire, tout surchargé qu’il est de traces et de lectures passées en force, ressemble plutôt à un palimpseste. Pour mettre en place de nouveaux équipements, pour exploiter plus rationnellement certaines terres, il est souvent indispensable d’en modifier la substance de façon irréversible. Mais le territoire n’est pas un emballage perdu ni un produit de consommation qui se remplace. Chacun est unique, d’où la nécessité de « recycler » de gratter une fois encore (mais si possible avec le plus grand soin) le vieux texte que les hommes ont inscrit sur l’irremplaçable matériau des sols, afi n d’en déposer un nouveau, qui réponde aux nécessités d’aujourd’hui avant d’être abrogé à son tour. Certaines régions, traitées trop brutalement et de façon impropre, présentent aussi des trous, comme un parchemin trop raturé : dans le langage du territoire, ces trous se nomment des déserts.

De telles considérations rejoignent notre point de départ. Dans la perspective que nous venons d’exposer, en effet, il est évident que le fondement de la planification ne peut plus être la ville, mais ce fonds territorial auquel celle-ci doit être subordonnée.

André Corboz est historien de la ville. « Le territoire comme palimpseste »(1983), dans Le territoire comme palimpseste et autres essais, L’imprimeur, Paris, 2001, pages 212 à 214 et page 228.

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