La Haute-Savoie en 2060

La Haute-SavoIe en 2060 : entretien avec Bernard Debarbieux

un espace de circulation, une ville diffuse ou un territoire ?

Sophie Paviol – Pourriez-vous essayer de définir l’identité territoriale de la Haute-Savoie et de ses villes aujourd’hui ?

Bernard Debarbieux – Je m’interroge toujours sur la possibilité de penser les choses à l’échelle de la Haute- Savoie. La Haute-Savoie est-elle un périmètre, une entité véritablement pertinente pour penser le devenir de ce territoire ? Le territoire de la Haute-Savoie a fonctionné pendant longtemps (et fonctionne encore) de manière très éclatée.

On avait affaire à des cantons ou des villes de taille petites et moyennes qui avaient leurs propres territoires, leurs propres zones d’influence, sans qu’une ville s’impose à l’échelle du département. Cette situation est atypique par rapport autres départements français. C’est une qualité propre à ce département.

La Haute-Savoie a été construite sur un polycentrisme, c’est-à-dire sur un réseau de villes de tailles extrêmement différentes.

Sophie Paviol – Pourriez-vous essayer de définir l’identité territoriale de la Haute-Savoie et de ses villes aujourd’hui ?

Bernard Debarbieux – Je m’interroge toujours sur la possibilité de penser les choses à l’échelle de la Haute- Savoie. La Haute-Savoie est-elle un périmètre, une entité véritablement pertinente pour penser le devenir de ce territoire ? Le territoire de la Haute-Savoie a fonctionné pendant longtemps (et fonctionne encore) de manière très éclatée. On avait affaire à des cantons ou des villes de taille petites et moyennes qui avaient leurs propres territoires, leurs propres zones d’influence, sans qu’une ville s’impose à l’échelle du département. Cette situation est atypique par rapport autres départements français. C’est une qualité propre à ce département. La Haute-Savoie a été construite sur un polycentrisme, c’est-à-dire sur un réseau de villes de tailles extrêmement différentes.

En termes d’aménagement du territoire et de perspective, la question est de savoir s’il faut cultiver ce polycentrisme ou s’il faut laisser une ville, Annecy ou Genève, devenir la véritable métropole d’un territoire plus structuré, mais aussi plus banalisé. Cette question est à la fois historique, géographique, territoriale et imminent politique. Elle suppose de savoir quel type de projet territorial les entités constitutives (le département, la région Rhône-Alpes et les territoires voisins) ont envie d’échafauder. Un point fort du système urbain de la Haute-Savoie est d’avoir des villes qui tout en étant majoritairement de taille petite ou moyenne ont leur propre dynamique, leur propre modèle territorial et leur propre capacité à animer un territoire. Cette autonomie est rare pour les villes françaises de 5 000 à 10 000 habitants. En revanche, elle est commune pour les villes allemandes, suisses et, dans une certaine mesure, pour les villes italiennes.

Pour beaucoup de haut-savoyards, Annecy ne s’impose pas à l’ensemble du département. C’est ce qui permet à des villes comme Thonon-les-Bains ou Sallanches de se développer et aux villes touristiques comme Chamonix et Megève d’avoir une véritable autonomie de fonctionnement. C’est une singularité du système urbain haut-savoyard, un véritable atout à valoriser.

La contrepartie est qu’Annecy, tout en ayant connu une croissance économique et démographique importante, reste petite par rapport à Genève et Grenoble, très par rapport à Lyon et Turin. Cette difficulté risque de perdurer, voire de s’accroître. À partir du moment où les villes seront de plus en plus interconnectées, où les frontières seront de plus en plus perméables, un risque possible pour la Haute-Savoie est de subir le tropisme des métropoles voisines (Lyon, Genève, Turin, voire Grenoble) et de perdre par l’extérieur ce qu’elle avait réussi à conserver par sa structure interne.

L’Europe évolue vers un système multipolaire. La politique officielle de l’aménagement du territoire de l’Union européenne est de plus en plus le polycentrisme.
Mais ce polycentrisme s’appuie sur des villes de taille plus importante que celle des villes de Haute-Savoye. Il y a néanmoins quelques exceptions intéressantes.
Le nord de la Scandinavie, dépourvue de villes de taille importante, essaie de réinventer un modèle territorial qui prenne à son compte le polycentrisme et s’appuie sur les pôles existants pour essayer de cultiver un système à deux échelles : l’échelle locale où l’on crée son propre polycentrisme et l’échelle du polycentrisme des grandes villes européennes.

La Haute-Savoie a aujourd’hui son propre polycentrisme, constitué de villes petites et moyennes. Interroger l’articulation de ce polycentrisme au polycentrisme européen pourrait l’aider à penser l’évolution de son système territorial.

L’autre caractéristique du département est son potentiel extraordinaire de multifonctionnalité, de couplage entre des activités urbaines et industrielles, des activités agricoles et touristiques appuyées sur un environnement naturel de qualité. Ces couplages ont fortement contribué aux développements économique et démographique du département et ont été déterminants dans l’organisation fonctionnelle des différentes parties du territoire. Ils ont servi la Haute-Savoie, mais je me demande si aujourd’hui, ils ne sont pas en train de la desservir.

Beaucoup de gens disent que la population de la Haute-Savoie de grossie trop vite depuis une vingtaine ou une trentaine d’années. La question me semble d’avantage du côté de l’anticipation et de la régulation des conséquences territoriales de cette croissance démographique. Cette attractivité est sympathique, tant qu’elle permet aux populations de se côtoyer et de vivre ensemble ; ce qui est aujourd’hui le cas pour la Haute-Savoie. Néanmoins, l’usage du sol n’ayant pas été anticipé, les villes, y compris les petites, se sont diluées. Ce qui se passe dans la vallée de l’Arve, ce qui se passe entre Thonon-les- Bains et Evian, autour d’Annecy est indiscutablement le résultat de la croissance démographique. Dans cette exposition, vous avez pris d’analyser à ce qui se passe à l’intérieur des limites communales, mais se qui se passe à l’extérieur est encore plus spectaculaire. Cette évolution a consommé beaucoup de terres agricoles et desservi ce qui faisait la qualité du système urbain haut-savoyard.

La croissance de la population ne s’est pas faite au bénéfice de la centralité et de l’intensité urbaine. Les noyaux urbains ont doublé ou triplé dans les dernières décennies, mais ils n’en ont pas profité pour devenir des villes plus denses et plus animées. En particulier dans la partie française de l’agglomération de Genève, où l’intensité urbaine était de l’autre côté de la frontière. La qualité de l’environnement, après avoir servi en bien le département, pourrait se retourner contre lui. Un risque est la généralisation d’un mode d’urbanisation qui occupe tous les fonds de vallées. C’est déjà le cas de la vallée de l’Arve. Petit à petit, il en va de même en direction d’Evian et en direction de Rumilly. La Haute-Savoie est en train de se structurer en une ville diluée dont le centre ne serait pas seulement Annecy, mais aussi Genève et Sallanches. On assiste, comme dans la vallée du Grésivaudan, à la dilution de la ville, au détriment des centres et des distances. Ce n’est pas forcément une catastrophe, mais cette urbanisation continue oblige à faire le deuil des paysages clairement différenciés de la ville, de la campagne et de la montagne.

Arnaud Dutheil – Ne sommes-nous pas dans une phase de transition entre le modèle polycentrique et la densification des fonds de vallée ?

Bernard Debarbieux – On va probablement vers un polycentrisme transnational avec des couloirs d’urbanisation. La vallée de l’Arve est certainement le couloir d’urbanisation plus spectaculaire de la Haute- Savoie, mais il s’appuiera sur Genève, Turin et Lyon. Si la Haute-Savoie accepte que ce qui va se passer à Annecy, Cluse ou Sallanches soit subordonné à Genève, Turin et Lyon ; pourquoi pas ? D’où ma question initiale. Y-a-t-il encore du sens à penser les choses à l’échelle de la Haute-Savoie ? On ne pourra pas, dans les 50 prochaines années, échapper au polycentrisme transnational.

Arnaud Dutheil – Ne sommes-nous pas au carrefour de deux aires géographiques qui sont aussi deux modes de structuration territoriale : le sillon alpin et le triangle Genève-Lyon-Turin ?

Bernard Debarbieux – Nous pouvons ajouter une troisième aire : l’arc alpin. L’arc alpin est une réalité qui monte en puissance et peut aider à penser le territoire de la Haute-Savoie de manière élargie. Les villes du sillon alpin sont confrontées à un problème identique de villes dynamiques qui consomment un espace rare. Mais elles n’ont pas de dynamique économique commune. Si la Haute-Savoie partage les contraintes topographiques de Grenoble et de Chambéry, son développement touristique est très différent de celui de la Savoie et son développement industriel est très différent de celui de Grenoble. Ce n’est pas parce que la Haute-Savoie est géographiquement proche de Genève et de Turin, que ce qui va se passer en Haute- Savoie sera déterminé par ces villes. La Haute-Savoie est à l’intersection de trois champs territoriaux qui pourraient lui permettre d’inventer son propre modèle territorial. Néanmoins, dans chacun de ces champs, elle est aussi déterminée par l’extérieur.

La Haute-Savoie est à la croisée de problématiques territoriales très différentes et avec un degré de proximité que je connais peu dans le reste de l’Europe, y compris dans les autres périphéries alpines : une problématique d’expansion urbaine et une problématique touristique. La croissance de Genève aura des effets sur au moins un tiers du département et une logique de développement touristique qui concerne la moitié du département. Ces deux logiques concernent des espaces très proches et sont susceptibles d’inter-argir. C’est une chance et une menace pour la Haute-Savoie. Le département pourrait basculer dans une économie résidentielle, la Haute-Savoie possédant un environnement de qualité qui incite à se décentrer de la ville pour habiter à la montagne ou en bord de lac. À l’échelle du département l’étalement urbain percole les attraits touristiques.

Arnaud Dutheil – Il y a une hypermobilité en Haute- Savoie. Beaucoup de haut-savoyards travaillent à l’international. Est-ce que l’aspect résidentiel se fait au détriment de l’activité économique ?

Bernard Debarbieux – L’hypermobilité est arrivée tard dans la région, mais elle s’y développe rapidement. La théorie de la « ville diffuse » de Bernardo Secchi s’applique très bien à la Haute- Savoie. Nous pouvons penser avec lui que désormais, les territoires entre les villes sont les seuls que l’on puisse planifier. Si la Haute-Savoie devient un espace pris entre Turin, Genève et Lyon, elle deviendra une sorte de « ville diffuse ». Quelles sont les implications sociales et psychologiques de cette mobilité croissante des individus ? Souhaitons nous construire une grande société villageoise ou une grande banlieue généralisée ? Dans le même département, voire dans la même commune, certains habitants travaillent à Londres, d’autres à proximité. Les hétérogénéités sont croissantes dans les façons de vivre et le rapport à l’espace.

Certaines personnes ont la faculté de convertir la ressource territoriale en une territorialité nouvelle, mais ce n’est pas donné à tout le monde et tout le monde n’en a pas envie. Il y a deux risques sociaux. Le premier est le décrochage économique de ceux qui ne peuvent pas accompagner le prix du foncier. Le second est le risque de décrochage sur les modes de vie : les formes de mobilité sont de plus en plus exclusives. Il y a un différentiel important entre les personnes qui ont un capital spatial élevé (moyens économiques et culturels de se déplacer) et ceux dont la territorialité est réduite.

Arnaud Dutheil – Le décalage entre l’imaginaire généré par le territoire et sa réalité ne va-t-il pas s’accroître ?

Bernard Debarbieux – J’ai du mal à imaginer que la Haute-Savoie puisse faire territoire en 2060. Tout donne à penser qu’elle est d’ores et déjà en train de se diluer dans son environnement. Elle avait (et peut-être a-t-elle encore) une carte urbaine à jouer. C’est celle des petites villes avec leurs spécifi cités architecturales et urbanistiques : Sallanches, Chamonix ou Thononles- Bains. Ce modèle est celui des petites villes suisses comme Martigny qui possèdent de fortes intensités urbaines. L’autre scénario, ce sont les couloirs d’urbanisation. Ils peuvent, tout en étant génériques, être très agréables à vivre. On arrive à la ville générique de Rem Koolhaas.

Arnaud Dutheil – Comment envisagez-vous le tandem Genève-Annecy en 2060 ?

Bernard Debarbieux – On va vers une intégration accrue et passablement dissymétrique des deux villes. Je crois à l’intégration économique et à l’intégration politique. L’intégration sociale (imaginer être genevois tout en habitant en Haute-Savoie et inversement pour les français) prendra beaucoup plus de temps.

En revanche, les populations alpines ont une grande capacité à repenser leur ancrage territorial sur un mode autre que celui des cantons ou des départements. Elles se constituent en réseaux, dans le sillage de la Convention alpine. La Haute-Savoie est en train de se tourner vers l’arc alpin. Des associations de communes comme « Alliance dans les Alpes » sont très actives. Être haut-savoyard et avoir des contacts privilégiés avec les alpins du Vorarlberg, du Tyrol ou de la Bavière : cette modernité à géométrie variable permet de se reconnaître dans des choses différentes. C’est par la synthèse de ses formes de reconnaissance que l’on peut penser sa singularité. La Haute-Savoie peut se diluer dans cette collision de champs structurants et devenir un espace purement fonctionnel, ou au
contraire essayer de les tricoter ensemble et s’inventer une territorialité métropolitaine et alpine, transnationale et multiculturelle. Les alpes sont aujourd’hui une ressource culturelle et identitaire très forte. L’invention, l’innovation est au croisement des référents identitaires.

Bernard Debarbieux est professeur de géographie à l’université de Genève. il dirige l’équipe de recherche « Montagnes : connaissances et politiques ». L’entretien a été réalisé le 27 janvier 2010 par Sophie Paviol et Arnaud Dutheil, directeur du caue de la Haute-savoie.

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